Cung Giũ Nguyên est né en 1909 dun père d'origine
chinoise, mandarin de l'enseignement
. Son bisaieul était un émigré du Fou Kien, un de
ceux qui fondèrent à Hué la colonie Minh Huong, peu
à peu absorbée dans la société vietnamienne. Sa
mère, de famille impériale, était la petite-fille du
Prince An-Thành, dernier régent de la cour dAnnam et
dernier fils de l'Empereur
Minh Mang. Après avoir reçu à Thanh Hoá où il suit
son père une initiation au sino-vietnamien et les
premiers rudiments de français, il poursuit ses
études secondaires au prestigieux Collège Quôc Hoc à
Huế, pépinière de militants
nationalistes et communistes. Sa position d'aïné
lui impose, par solidarité familiale, de renoncer à
son goût pour la peinture et
à gagner tôt sa vie. Mais en 1930. quelques semaines
avant l'insurrection de Yen
Bay, il est licencié de l'enseignement,
vraisemblablement pour motif politique. On retrouve
un écho de cet épisode dans un poème Vietnam ou
Le Mot paru en juillet 1948 dans la revue
France-Asie :
Cest à ce mot quil y a dix-huit ans
Moururent treize personnes dans une petite ville
Seulement pour que sonne haut un doux mot
Elles tombèrent sur l'échafaud de fortune ...
Après son licenciement il se lance dans une carrière
de journaliste et écrit notamment dans La Gazette de
Hué avant de fonder en 1936 avec Raoul Serène, un
savant océanographe, Les Cahiers de la jeunesse, une
revue où collaborent vietnamiens et français de
bonne volonté. En 1939, il quitte Nha Trang pour
devenir rédacteur en chef dun journal de Saigon, Le
Soir dAsie. Cest dans Le Soir dAsie quil publie ses
Notes marginales, longues chroniques qui, prenant
prétexte de l'actualité, developpent dans une langue
alerte et raffinée, une observation aiguë de la
société vietnamienne.
Réintégré en 1945 dans les rangs de l'Education
Nationale il mène de front sa carrière de
journaliste et devient en 1954 rédacteur en chef de
La Presse d'Extrême-Orient, tout en continuant à
s'exprimer dans La Tribune et France-Asie. De 1955 à
1972 il est Professeur d'enseignement secondaire puis
Directeur de Lycée ; de 1972 à 1975, Professeur de
Français à lUniversité de Nha Trang. Cung Giũ Nguyên
qui réside et écrit à Nha Trang, a vécu en
Angleterre et en France, et visité différents pays
dAsie, notamment Hong Kong, l'Inde, la Birmanie, la
Thailande, les Philippines. Officier d'Académie, il
est membre sociétaire de l'A.D.E.L.F (
Association
des Ecrivains de Langue française ) .
Cung Giũ Nguyên qui a adopté dès 1933 le français
comme mode d'expression, sans pourtant abandonner le
vietnamien, a pratiqué tous les genres : articles de
presse, essais, récits, romans, nouvelles, poèmes.
De 1938 à 1995 on recense dans les deux langues, 258
références dans sa bibliographie , sans compter 43
oeuvres inédites. C'est en 1954, avec un essai,
Volontés d'existence, paru aux Editions France-Asie,
que Cung Giũ Nguyên commence à être connu en France
et à létranger. Volontés d'existence, qui analyse le
comportement moral des vietnamiens et la
constitution de l'identité nationale à travers la
littérature, reçoit en effet un accueil flatteur de
la presse française et internationale. Son premier
roman en français, Le Fils de la baleine ( Fayard,
1956), évoque, à travers la chronique dun village de
pêcheurs vietnamiens, les conflits entre structures
traditionnelles et liberté, collectivité et
individu, est unanimement loué par les critiques. En
1961. Cung Giũ Nguyên publie un second roman, Le
domaine naudit, également chez Fayard, qui manque de
peu le Prix Rivarol. Cette oeuvre, dont la figure
centrale est une femme, Loan, métaphore du Viet Nam,
dresse le portrait d'un Viet Nam en guerre, écartelé
entre deux idéologies et deux conceptions du devoir.
En raison de son éloignement des grandes capitales
culturelles et du confinement auquel l'ont condamné
les guerres et les contraintes politiques, Cung Giũ
Nguyên n'a pu publier qu'une faible partie de ses
oeuvres. C'est en particulier, le cas de celles qu'il
a rédigées en français. Sont ainsi inédits, un
recueil de nouvelles : Le Génie en fuite (1953) ;
des chroniques et récits : Notes marginales (1953)
;, Journal du Kauthara , Une ville entre deux noms,
La robe de papier, L'actualité vieillit vite (1976),
Et l'amandier est en fleurs, Journal d'une expérience
(1986), des romans : Le Serpent et la Couronne
(1972), Un certain Tsou Chen (1973). Le Boujoum
(1980), traduit en vietnamien par l'auteur et publié
en 1994 aux U.S.A., La Tache de vermillon, vol I.
Récit de Tsou Chen (1990), un poème , Texte Profane
(1992) . Seuls deux extraits ont été publiés en
France et en français, dans des revues : Le chant
d'Amdo ( extrait du Boujoum ), dans Fer de Lance (
Cannes, 1980), Texte profane dans Comme ça et
autrement ( Nevers, 1985, fragment).
Cette réduction involontaire à la confidentialité
est d'autant plus regrettable quelle nous prive de
l'essentiel de l'un des trois plus grands écrivains de
la littérature vietnamienne francophone avec Pham
Van Ky (1916-1992) et Pham Duy Khiem (1908-1974).
Cette lottérature, trop ignorée du grand public, ne
saurait en effet être négligée, tant en ce qui
concerne le nombre, une cinquantaine, que la qualité
des auteurs. De la veile de la première guerre
mondiale à nos jours, elle a permis aux écrivains
vietnamiens de se familiariser les genres et les
thèmes de la littérature française, elle a été le
véhicule dune critique moderniste des aspects
oppresseurs du confucianisme, elle a enfin permis de
porter sur la scène internationale des valeurs
universelles de la culture vietnamienne. Mais cette
position intermédiaire entre deux cultures n'est pas
facile à tenir. Le contact Orient-Occident a été, à
la fois, une rencontre et un choc, celui de la
colonisation. Cest donc en faisant appel à des
valeurs confucéennes, bouddhistes ou taoĩstes, soit
à un humanisme inspiré par l'Occident que les
écrivains vietnamiens francophones essaient de
répondre au colonialisme. Cung Giũ Nguyên a choisi,
sans rompre avec ses racines, de dépasser le conflit
par le haut en sinspirant de valeurs universelles,
en loccurrence, un christianisme nourri par le
personnalisme dEmmanuel Mounier et des philosophies
comme celle de Berdiaeff. Ce quil exprime en ces
termes dans Volontés dexistence ( p. 84) :
Lessentiel nest pas dans lordre social, mais la
place et la dignité des hommes dans la communauté.
Cette phrase pourrait servir dexergue, à son oeuvre
majeure, Le Boujoum, malheureusement inédite dans sa
version française . Face à l'adversité, à la tyrannie
ou à la tentation du pouvoir qui saisit Amdo. le
personnage principal, c'est dans l'acceptation d'une
certaine solitude, dans la quête de l'amour et dans
le ressourcement dans son monde intérieur que l'homme
trouve sa raison de vivre et despérer. Pour ce
faire, il convient, comme Cung Giũ Nguyên l'affirmait
déjà en liminaire de Volontés dexistence de redonner
pureté, forme et jeunesse au langage, cest-à-dire
demployer des mots bien pesés, des mots bien pensés,
des mots authentiques, des mots responsables, des
mots réinventés par les gestes, des mots-actes qui
forment la substance de la vie et de la trame de
l'histoire. Et alors les hommes arriveront peut-être à
s'entendre et à s'aimer. Car quand ils diront justice,
ils penseront à la même entité ; quand ils diront
liberté, ils sauront ce que cela exige ; quand ils
diront fraternité, ils n'iront plus se disputer pour
savoir s'ils sont frères .
ALAIN GUILLEMIN
L'ASIE MAGAZINE...1998
|