Je suis rentré hier de Singapour avec une intoxication
alimentaire. J’ai été très malade la nuit dernière et, en ce
moment-même, j’ai encore beaucoup d’acidité dans l’estomac.
Quelqu’un m’a demandé, il y a quelque temps : «Quelle est
l’attitude bouddhiste face à la douleur physique et face aux
expériences douloureuses de la vie ?» Je crois que ce sera un
excellent sujet pour ce soir.
Il
n’y a rien de négatif à parler de la douleur car, qui que nous
soyons et quel que soit notre mode de vie, même si nous pensons
être en bonne santé, il y a forcément des moments où nous
tombons malades et où nous faisons l’expérience de la douleur ou
de situations douloureuses. Un jour quelqu’un m’a dit : « Vous
êtes moine, vous méditez, vous avez un mode de vie très éthique,
donc vous ne devriez pas tomber malade. » Comme si un moine ne
pouvait ni être malade ni mourir ! Il n’y a rien d’anormal à
être malade de temps en temps, pour un moine comme pour tout le
monde. Par contre, ce qu’il y a de merveilleux quand on est
moine, c’est que l’on a toute une panoplie de techniques à sa
disposition pour gérer la douleur physique et les difficultés de
la vie. Ainsi la douleur ne nous rend pas négatifs ou
dépressifs ; elle est, au contraire, l’occasion d’apprendre à
la dépasser, à la transcender, à se situer au-delà d’elle — de
sorte que nous pouvons être en pleine forme même si nous avons
reçu un coup dans l’estomac !
Que
dit le Bouddha à propos de la douleur ? Il souligne qu’il y a
deux aspects à notre malaise — et c’est, à mon avis, l’une des
clefs de son enseignement pour comprendre ce qu’est la douleur
et s’en libérer. Le Bouddha dit que la douleur a deux aspects :
l’un qui est physique et auquel on ne peut pas grand-chose ; et
l’autre qui est mental et sur lequel on peut agir. Or c’est
l’aspect mental qui est le plus important. En fait, l’attitude
de l’esprit vis-à-vis de la douleur physique est parfois si
puissante qu’elle peut faire s’évaporer complètement la douleur.
Je pense que vous connaissez tous ces histoires de sportifs qui
se cassent une jambe ou un bras mais qui continuent à jouer, ne
réalisant qu’après un certain temps qu’ils se sont blessés. J’ai
pu moi-même faire l’expérience, maintes fois dans ma vie, de la
puissance de l’esprit et constater comment la douleur physique
est considérablement influencée par notre attitude.
Par
exemple, quand j’étais étudiant, j’ai attrapé un jour un rhume
terrible. Je ne pouvais aller à aucun cours ; j’étais dans ma
petite chambre d’étudiant, me sentant vraiment très malade avec
personne pour s’occuper de moi ; impossible de dormir,
impossible de me lever… Et puis quelqu’un a frappé à ma porte en
insistant : « Ouvrez ! Venez ouvrir ! » Je n’avais guère le
choix, alors je suis allé ouvrir la porte en me traînant.
C’était un livreur qui m’apportait une chaîne stéréo que j’avais
commandée. Alors j’ai mis mon disque favori et, une demi-heure
après, — incroyable mais vrai — mon rhume avait disparu ! Une
demi-heure plus tôt, mes yeux pleuraient, je toussais, je
reniflais … et après avoir écouté le disque, tout cela avait
complètement disparu, j’étais guéri ! Ce n’était pas un
miracle ; simplement quelque chose avait changé dans mon état
d’esprit. Je ne dis pas qu’écouter votre disque préféré guérira
votre prochain rhume (!) — mais changer d’attitude peut nous
guérir. C’est la partie mentale de la douleur qui est la plus
importante. Que font les gens qui ont mal quelque part? Ils
dirigent leur esprit vers cet endroit et se crispent dessus. Je
pense que tous les médecins savent que nous réagissons
exagérément à la douleur. Bien sûr, il y a une cause interne,
mais le fait de tendre tous nos muscles autour de cette douleur
amplifie le traumatisme. La plupart du temps, il nous suffit de
nous ouvrir et de nous détendre pour que la douleur physique
diminue de manière significative. On comprend alors que, plus on
combat la douleur, plus on lui envoie de la négativité. Plus
vous lui dites : « Va-t-en ! Tu n’as rien à faire ici », plus
elle devient aiguë et se transforme en une énergie dure et
insoutenable.
En
tant que moine bouddhiste, j’ai appris à aller dans la direction
opposée à la tendance habituelle. Quand on a mal, la tendance
habituelle consiste à essayer d’échapper à la douleur. Quand le
doigt rencontre une flamme, automatiquement on l’éloigne de la
source de chaleur ; quand un moustique nous pique, on se gratte.
Quel que soit le problème, on a cette tendance automatique qui,
très souvent, fait empirer la situation. Dans ma vie, au lieu de
chercher à m’éloigner de cette douleur, de cet inconfort lié aux
difficultés physiques ou mentales, j’ai appris à aller dans la
direction opposée. Si l’esprit va simplement à la rencontre de
la douleur au lieu de s’en éloigner aussitôt, il va se
familiariser avec cette sensation plutôt que s’y opposer, il lui
donne de l’amitié plutôt que de la haine. Voilà un principe
général pour toute votre vie : faire la paix et non la guerre.
Etre pacifiste, non seulement vis-à-vis de la guerre dans le
monde mais aussi de la guerre que vous menez, dans votre vie,
contre la réalité ; cette guerre que vous menez contre la
douleur, la maladie et quelquefois aussi contre des problèmes
d’ordre mental ou social. Nous faisons la guerre à tout cela :
« Les choses n’auraient pas dû se passer ainsi … Cela ne va pas
arriver, je vais le résoudre … Va-t-en douleur ! Va-t-en,
maladie ! Va-t-en, stress ! » C’est cette négativité qui
nourrit la douleur et la renforce. Mais il y a une autre voie :
« Sois la bienvenue, douleur ! Merci d’être là. Je peux être ton
ami. Je vais t’apprécier comme ma meilleure amie, douleur. »
J’ai
appris cette façon de faire du temps où j’étais jeune moine en
Thaïlande. La vie auprès de mon maître, Ajahn Chah, était dure.
Il n’aurait pas toléré de moines douillets ! Nous vivions dans
un monastère de la jungle, au nord de la Thaïlande, où le climat
est très chaud et humide. Et la pire des choses était les
moustiques — des centaines de moustiques ! Le soir, pendant la
méditation assise, sous les arbres, juste après le coucher du
soleil, c’était comme si un écriteau pour moustiques annonçait
soudain : « Restaurant ouvert ». Nos têtes rasées étaient des
pistes d’atterrissage de choix pour les moustiques ! Et puis,
ils semblaient savoir que nous étions non violents et que
n’allions pas les écraser comme l’auraient fait d’autres gens !
J’étais l’un des premiers moines occidentaux dans ce monastère
et les moustiques se régalaient de cette nourriture venue de
l’ouest. (Rires) Je suis sûr qu’ils disaient à tous leurs
copains moustiques : « Eh ! Venez dans cette forêt ! Il y a de
la nourriture occidentale ! » (Rires)
Ils
étaient terribles. Un jour je les ai comptés sur mon bras : ils
étaient plus de cinquante — et je n’exagère pas ! Un seul
moustique provoque une certaine irritation, alors imaginez
cinquante ou soixante moustiques en même temps ! Pas de
protection, pas de moustiquaire, pas de pommade calmante … Les
moines thaïlandais n’étaient pratiquement pas piqués, tandis que
nous, les moines occidentaux, nous l’étions tout le temps.
Alors, un jour, nous sommes allés voir Ajahn Chah et nous lui
avons demandé de changer l’heure de la méditation pour éviter
les moustiques. Pour toute réponse, il nous a rappelé la
signification du terme « ajahn » — mot qui signifie professeur
ou enseignant. « A partir de maintenant, a-t-il dit, vous avez
un nouveau professeur. Votre enseignant ne sera plus Ajahn Chah
mais Ajahn Moustique. » Quelle brillante leçon cela a été pour
nous ! Et nous avons dû apprendre d’Ajahn Moustique … On
apprend beaucoup plus à partir d’expériences telles que celle-ci
que dans les livres, à l’université ou en venant écouter des
discours. On apprend de la vraie vie comment gérer les
difficultés et les douleurs. On comprend que, plus on
s’inquiète, plus on se crispe et plus le problème s’aggrave.
Quand on se détend vraiment et qu’on lâche prise, tous les
problèmes disparaissent.
Ce
que je pris alors l’habitude de faire — et qui m’a vraiment
appris à méditer correctement — c’est de me concentrer
réellement sur ma respiration. Quand on se concentre, on ne peut
plus s’inquiéter ou penser à autre chose ; par contre, dès que
l’esprit perd sa concentration, on retrouve tout de suite ses
douleurs et ses maux de tête. Après quelque temps, j’ai appris
comment entrer dans cette méditation profonde où on ne sent plus
son corps mais où on ressent une grande paix, et une chose
étrange est survenue : quand je sortais de ces états, de ces
méditations, les moustiques avaient dû s’endormir car il n’y
avait aucune piqûre sur mes bras.
Au
début, j’ai cru que la méditation avait le pouvoir de guérir le
corps mais, quelques années plus tard, j’ai compris que les
moustiques sont attirés par l’oxyde de carbone qui sort de nos
pores. Plus notre métabolisme est actif, plus les moustiques
détectent notre présence. Autrement dit, plus nous nous
inquiétons, nous nous crispons et nous nous énervons à cause des
moustiques qui nous piquent, plus nous leur disons : « Venez par
ici ! Je suis là ! » Par contre, plus nous nous détendons et
nous lâchons prise, plus notre métabolisme se ralentit et moins
les moustiques détectent notre présence. J’ai calmé mon
métabolisme en me relaxant, en faisant la paix, en ne
m’inquiétant de rien, en étant simplement très attentif à ma
respiration … et je suis devenu invisible pour les moustiques !
C’est parce qu’ils ne me voyaient pas qu’ils ne me piquaient
plus. Ce fut une grande leçon. Ils m’ont appris à méditer et ce
fut également l’occasion pour moi de découvrir tous les
bienfaits de la relaxation dans des circonstances irritantes et
douloureuses.
Dès
que l’on se relaxe, toutes les tensions se dissipent. Parfois,
quand on a mal quelque part, on se crispe autour de ce point et,
au lieu de visualiser cette douleur et de lui donner de
l’espace, on essaie de s’en débarrasser. Or procéder ainsi,
c’est créer de l’énergie négative. Mieux vaut, au contraire,
diffuser cette douleur dans le corps entier et aller en sens
inverse de la pratique habituelle qui consiste à chercher à s’en
débarrasser.
Pourquoi vais-je diffuser la douleur de mon estomac, par
exemple, dans tout mon corps, mes bras, mes jambes et même ma
tête ? Parce que, quand on crée une expansion, on libère les
tensions ; la douleur se répand sur une zone plus grande mais
elle est plus diffuse, moins dure. Quand on crée cette
expansion, au début on la ressent comme un cube de glace puis
comme un nuage dans le ciel, lequel devient de plus en plus
léger et finit par remplir tout l’univers ; ensuite, il devient
si subtil qu’il finit par disparaître. J’ai trouvé là une
manière très efficace de surmonter la douleur, parce qu’elle ne
va pas à contre-courant des choses mais dans leur sens.
Quand
vous êtes concentré sur votre respiration, la douleur est perçue
comme étant à l’extérieur. Je compare cela à un écran de
télévision : quand vous allumez votre téléviseur, vous voyez en
même temps le cadre qui entoure l’appareil, éventuellement une
peinture accrochée au-dessus et un lecteur DVD dessous, mais
avez-vous remarqué que, après quelques minutes, vous ne voyez
plus ni le cadre, ni le tableau, ni le lecteur DVD ? Vous ne
voyez même plus ce qui se passe autour de la télé. Tout ce que
vous voyez c’est l’image.
(Vous
allez pouvoir faire de belles économies en réalisant cela ! De
nos jours, les gens achètent des téléviseurs avec un écran plat
immense mais, en réalité, qu’il s’agisse d’un grand écran ou
d’une petite télé portable, l’image dans votre esprit est
exactement la même. La perception, une fois concentrée sur
l’image, est la même ! Alors, nul besoin de dépenser tout cet
argent pour acheter un écran géant ! ) Ce que je vous dis là
est de la psychologie et c’est la vérité. Si vous comprenez
cela, vous pouvez comprendre une seconde manière de dépasser la
douleur : porter son attention sur un autre objet et mettre cet
objet d’attention au centre de votre conscience. Pour moi qui
pratique la méditation depuis longtemps, c’est la respiration
que je place au centre de mon attention … et la douleur se
retrouve à l’extérieur ! Bien sûr elle est toujours présente,
mais elle est à l’extérieur. Et puis vous maintenez votre
attention, encore et encore, le plus longtemps possible, et à un
certain moment — vous ne savez pas quand c’est arrivé mais vous
savez que c’est arrivé — la sensation de douleur a disparu. Je
pense que c’est ce qui a dû se produire quand, jeune étudiant,
j’ai écouté mon disque préféré. J’étais tellement attentif à la
musique que mes sensations douloureuses ont complètement
disparu.
Il y a
des fois où la douleur est tellement présente qu’il semble
impossible de s’en extraire — nous en avons tous fait
l’expérience un jour ou l’autre. Dans ce cas, on n’essaie pas
d’être avec la douleur mais de s’en évader. Je ne parle pas d’un
rhume ou de petites douleurs d’estomac mais de douleurs
chroniques, par exemple, qui ne disparaissent pas facilement,
qui sont là continuellement heure après heure, après heure et
que la médecine est parfois impuissante à soulager. Alors, si
vous avez compris mes explications sur les deux aspects de la
douleur, que se passe-t-il ? Nous avons vu qu’il y a la douleur
mentale et la douleur physique. La douleur mentale est celle qui
dit : « J’en ai assez de souffrir ! Va-t-en ! Pourquoi dois-je
passer par cette épreuve ? » — comportement qui ne fait
qu’empirer et accroître la douleur. Si, réellement, vous lâchez
prise et abandonnez cette résistance mentale, il devient
incroyablement plus facile de traiter la douleur physique. De
ces deux formes de souffrance, la réaction mentale à la douleur
représente quatre-vingt-dix pour cent du problème et la douleur
physique seulement dix pour cent.
Donc si
nous pouvons apprendre à faire face à la souffrance mentale,
nous allons énormément progresser vers la paix et même apprécier
la vie au lieu la passer dans la résistance et le stress. Nous
devons nous dire : « Que fais-je de ma douleur ? Quelle est ma
réaction ? Quelle est mon attitude envers cette sensation
physique ? »
Souvent
nous nous disons : « Je ne devrais pas avoir mal, cela ne
devrait pas m’arriver » et nous nous sentons coupables. C’est
pourquoi j’ai pris l’habitude de faire un petit test. Je demande
à une assemblée : « Combien de personnes ici n’ont jamais étés
malades ? Levez la main ! » Bien entendu, personne ne lève la
main. Nous avons tous été malades de temps en temps et c’est
normal — même si notre société moderne n’accepte plus la maladie
et nous fait croire qu’il est anormal d’être malade, ce qui
montre bien notre attitude mentale envers la douleur, la maladie
et la difficulté : dès le départ, nous les jugeons mauvaises, et
c’est là notre erreur.
Les gens
qui ont le cancer se sentent coupables, ils ont l’impression
d’avoir commis une faute. Comment se fait-il que nous nous
sentions coupables des douleurs et des maladies que nous
rencontrons dans la vie ? C’est une souffrance mentale qui vient
s’ajouter à ce qui arrive tout naturellement. Vous pouvez
toujours manger du riz complet, méditer régulièrement, faire de
l’exercice ou ne manger que des légumes, mais vous n’échapperez
peut-être pas au cancer et certainement pas à la mort !
Avant
d’être moine, je pratiquais le yoga très sérieusement et je
regardais même un programme de yoga toute les semaines à la
télévison. L’enseignant était extrêmement souple et en pleine
santé et pourtant, six mois après être devenu moine, j’ai appris
qu’il était mort d’une crise cardiaque. Je n’en revenais pas,
cet homme semblait tellement sain ! Mais la maladie et la
douleur font partie intégrante de la vie et il est inutile,
quand cela nous arrive, d’avoir cette culpabilité mentale, ce
sentiment que quelque chose ne vas pas et que cela ne devrait
pas nous arriver.
Si vous
venez ici régulièrement le vendredi soir, je vous demande de ne
pas dire à votre médecin : « Il y a quelque chose qui ne va
pas : j’ai une douleur ici / je me sens malade ». Dites-lui
plutôt : « Tout est normal, je suis encore malade. » (Rires)
Quand vous avez un comportement négatif vis-à-vis de la douleur,
vous ne faites que l’empirer. Dites-vous qu’il est normal d’être
malade, qu’il est normal d’avoir le cancer, qu’il est normal que
les gens meurent, qu’il est normal d’avoir des douleurs de temps
en temps. Ne pensez pas que c’est anormal, ne pensez pas que
c’est une erreur, ne pensez pas que c’est mal. Acceptez
mentalement cet aspect de la vie et vous pourrez lui faire face
et apprendre à le gérer. Remarquez que, quand vous fuyez, vous
êtes dans la direction opposée au danger : vous ne pouvez donc
même pas voir ce qui vous fait fuir ! Quand vous faites face au
problème, vous pouvez le voir et, en le voyant, vous découvrez
des choses incroyables, notamment, comment réussir à le gérer,
le dépasser, le transcender et être libre.
L’une
des manières de gérer les problèmes consiste à utiliser la base
même de la méditation : la conscience du moment présent. Quand
vous faites face à la douleur, vous voyez les problèmes et vous
constatez aussitôt combien la peur du mental concerne le futur :
« Je ne peux pas rester ainsi plus longtemps. » Vous êtes là,
maintenant, dans ce moment présent, mais ce qui rend la douleur
insupportable, c’est la pensée quelle va continuer de minute en
minute, d’heure en heure et de jour en jour. C’est ce mouvement
du mental vers le futur qui rend la douleur insupportable.
Parfois c’est aussi le souvenir de douleurs passées qui fait
craindre que cela va recommencer. Toutes les fois où vous
évaluez ce moment présent en fonction du passé ou en anticipant
le futur, c’est la part mentale de la douleur que vous renforcez
et qui rend la situation très difficile à supporter. Mais nous
pouvons, au contraire, apprendre à rester dans le moment présent
avec la douleur physique de l’instant. Je vous ai déjà raconté
une histoire classique à ce sujet, celle d’un moine de notre
monastère qui avait de très mauvaises dents. Je ne sais pas quel
était son problème mais il en avait assez d’aller voir le
dentiste et, un jour, il s’est arraché lui-même une dent. Nous
lui avons demandé : « Comment as-tu pu faire cela ? » Il a
répondu : « Une fois que j’ai décidé de le faire moi-même, cela
n’a pas été très difficile. J’ai eu mal pendant deux secondes et
c’était fini ! »
C’est la
pensée de se faire arracher une dent qui fait peur : en marchant
dans la rue pour aller chez le dentiste on a déjà mal, on
grimace rien qu’en y pensant. Là, on est confronté à la douleur
mentale puisqu’on ne ressent encore rien. C’est l’occasion de
vraiment comprendre que la part mentale est la plus importante :
deux secondes de douleur c’est beaucoup mieux qu’une ou deux
heures d’angoisse avant le rendez-vous chez le dentiste, non ?
Ce qu’il y a d’intéressant avec la douleur physique, c’est qu’on
ne sait pas ce qui va se produire le moment suivant. Beaucoup de
gens, notamment dans les retraites de méditation, ont des
expériences étonnantes où de grosses douleurs disparaissent
soudainement. Ma première expérience de ce type a été avec une
rage de dents — cela m’arrive à moi aussi ! — qui m’a permis de
découvrir l’immense pouvoir de l’esprit. C’était une douleur
horrible, peut être la plus horrible de toute ma vie. A l’époque
j’étais au monastère, en pleine jungle : pas de téléphone, pas
de dentiste, pas d’aspirine. Il ne restait qu’à supporter la
douleur. Quand la nuit est tombée et que tout le monde est allé
se coucher, la douleur a encore empiré. Incapable de dormir,
j’ai essayé de la bloquer en faisant une méditation concentrée
sur la respiration. J’étais très attentif mais, cette fois, la
douleur était trop forte et elle revenait sans cesse frapper à
la porte de ma conscience. Au bout d’une demi-heure, n’y tenant
plus, je suis sorti faire de la méditation en marchant mais,
après quelques minutes, je courrais ! Impossible de rester
calme ! Et puis j’ai essayé le « chanting », la récitation des
textes sacrés en pali.
Précisons que, à ce moment-là, je n’étais moine que depuis un an
ou deux, je sortais à peine de ma faculté de physique de
Cambridge et, en vrai intellectuel, je ne croyais pas à toutes
ces superstitions concernant « le sacré », toutes ces bêtises
pour Bouddhistes de bas étage. Mais voilà que j’ai commencé à
chanter — quand on est désespéré on ferait n’importe quoi ! Au
bout de quelques minutes, je ne chantais plus : je criais au
plus fort de ma voix ! Il y a des moments dans la vie où on est
désespéré, où la douleur est insupportable. Il n’y a rien à
faire et pourtant on se dit que l’on ne pourra pas supporter
cela plus longtemps. Ces moments sont très importants dans la
vie, ils sont la clé qui permet de nous éveiller
spirituellement. Et je me suis rappelé ce que disait mon maître,
Ajhan Chah, et que je vous ai souvent répété ici : « Laisse
tomber ! Lâche prise ! » Quelquefois, dans la vie, on se bat
contre un mur, contre la douleur, et la seule chose à faire est
de laisser tomber, de lâcher prise. Pour terminer mon histoire,
j’ai lâché prise — vraiment — et, en quelques secondes, la
douleur a complètement disparu. Comme un miracle. Plus aucune
douleur et, à la place, une paix incroyable. C’est une
expérience merveilleuse. Quand on lâche vraiment prise, cela
fonctionne immédiatement. Une minute vous souffrez affreusement
et la minute suivante … plus rien ! Et puis j’ai fait une
méditation pour prolonger cette paix.
Je dois
ajouter une remarque importante à cette histoire, car beaucoup
de gens disent qu’ils lâchent prise — « Je lâche ! Je te dis que
j’ai lâché !!! » (en criant) — et puis s’étonnent que cela ne
fonctionne pas. Alors ils viennent se plaindre à moi : « Ajahn
Brahm, j’ai fait ce que vous avez dit mais sans résultat. Vous
nous avez raconté des histoires. » Non, je ne vous mens pas,
l’histoire est véridique. Le problème est que vous n’avez pas
vraiment lâché prise, vous n’avez fait qu’utiliser une nouvelle
technique pour vous débarrasser de la douleur. Ce n’est pas le
lâcher prise, c’est une autre manière de contrôler la douleur.
Pour vraiment s’abandonner, il faut pouvoir dire quelque chose
comme : « Douleur, tu peux rester ici pour toujours, si tu
veux » — et bien en comprendre le sens. « Tu peux même
t’aggraver si tu le désires, la porte de mon cœur t’est
complètement ouverte quoi que tu fasses. Tu peux rester, empirer
… je t’accueille. » C’est une chose très difficile à faire, qui
demande beaucoup de courage et même de la compassion — de la
compassion envers la douleur, pour accueillir la douleur en
réalisant qu’elle fait partie de la vie. Tout cela n’a rien
d’anormal. Pourquoi faire de la discrimination envers la douleur
et dire : « Je ne veux pas de toi ! » Quand vous la laissez
être, la laissez venir et rester, vous avez vraiment laissé
tomber la part mentale de la douleur. On lâche cet esprit
négatif qui se complaît dans les lamentations et, de ce fait,
l’esprit se libère, le corps se détend et la douleur disparaît.
C’est une expérience fascinante. Bien entendu, si on l’a vécue
une fois, il est très facile de comprendre comment gérer la
douleur quand on n’a pas d’autre choix. On ressent une douleur
et, plutôt que la combattre et créer des tensions qui vont
engendrer encore plus d’énergie négative, on lâche prise, on se
familiarise avec cette douleur, on est gentil avec elle, on a de
la compassion.
Si vous
le faites correctement, à cent pour cent, vous serez
impressionné par l’effet que cela peut avoir. La partie mentale
de la douleur est la plus dure à supporter. Mais, un jour, vous
aurez peut-être une douleur qui vous tuera. Vous serez mort.
Pour la plupart d’entre vous ce ne sera pas un moment très
plaisant. Mais si vous apprenez maintenant à faire face à la
douleur, vous aurez une mort douce, tranquille. Vous êtes là,
dans la souffrance et vous souriez, vous appréciez la vie et vos
derniers instants avec vos proches. J’ai vu cela maintes fois,
spécialement avec des méditants qui connaissaient un peu le
Dhamma (l’enseignement du Bouddha mais aussi la loi
de la nature, la vérité qui nous entoure) et qui savaient
comment l’esprit et le corps sont reliés. Certains d’entre eux
étaient même à l’agonie et les médecins ne comprenaient pas ce
qui se passait. Mais ces personnes vivaient leurs derniers
instants dans la paix. C’est beau de voir cela, c’est inspirant
et cela montre tout ce que l’esprit peut faire. Je vais vous
citer l’un des mes héros dans l’histoire. Ce n’était pas un
Bouddhiste mais un Catholique, un saint catholique : Saint
Laurent. J’aime bien cet homme parce qu’il était très radical et
ne suivait pas les dogmes établis. En ce temps-là les gens comme
lui finissaient très mal. (D’ailleurs moi-même, à cette époque,
avec tout ce que je vous raconte le vendredi soir, je ne serais
pas resté en vie très longtemps !) Voici donc ce grand saint
chrétien brûlé vif sur un grill. Nous ne saurons probablement
jamais ce que peut être une telle souffrance. Vous êtes-vous
déjà brûlé un doigt ? Vous rappelez-vous combien la douleur
était forte ? Essayez d’imaginer la multiplication de la
douleur si vous étiez brûlé vif sur un grill ! Quelle serait
votre souffrance ! Mais cet homme put garder toutes ses facultés
mentales et il connut une grande paix. Juste avant de perdre
connaissance, il prononça ces derniers mots : « Changez-moi de
côté, celui-ci est bien cuit. » Je ne peux qu’admirer cet homme,
non seulement parce qu’il était au-delà de la douleur physique
mais aussi pour sa compassion : entouré de tous ces misérables
qui le regardaient, il a fait une ultime plaisanterie pour les
détendre.
C’est
arrivé. Comment est-ce possible ? Je pense que je vous l’ai
dit : en abandonnant la part mentale de la douleur, quand on se
détend vraiment. C’est l’autre part de la méditation que je veux
évoquer maintenant par rapport à la douleur : quand on n’est pas
tendu, les flux du corps ont une chance de couler librement et
de guérir n’importe quel blocage. D’après ma compréhension des
textes bouddhiques anciens — et je les ai souvent lus — le
Bouddha parle des flux qui parcourent le corps. Quand ces flux
se bloquent, un problème apparaît ; c’est ce que dit la médecine
indienne traditionnelle. Je me rappelle un article où le médecin
personnel du Dalaï Lama avait été invité dans un hôpital aux
USA. Les scientifiques voulaient savoir comment se font les
diagnostics dans une médecine basée sur la médecine
traditionnelle indienne. On lui présenta des malades sans aucune
explication préalable et son diagnostic était toujours précis
mais expliqué avec des mots différents. Il parlait de flux
d’énergie bloqués dans telle ou telle partie du corps. En
médecine chinoise cela s’appelle le « chi ».
Quand
vous êtes malade, des canaux d’énergie se bloquent mais vous en
bloquez encore plus quand vous vous crispez. Vous n’êtes pas
détendu, vous résistez aux douleurs de la vie, de sorte que le
processus naturel de guérison du corps ne peut pas fonctionner.
Mais le contraire est vrai ; je l’ai vu en méditation de
nombreuses fois. Dans les retraites, je dis aux participants de
vraiment, vraiment se détendre et de méditer, de ne pas faire la
méditation de manière forcée, d’être doux et ouverts, d’ouvrir
la porte de leur cœur. Et certains sentent des points de chaleur
dans leur corps. C’est incroyable quand cela arrive. Un jour,
une méditante est venue me voir pour me dire : « Ma méditation
était vraiment très paisible mais mon dos est soudain devenu
brûlant, que s’est-il passé ? » Je lui ai répondu :
« N’avez-vous jamais eu un problème avec votre dos ? » Toute
surprise, elle m’a dit : « Ajahn Brahm, vous lisez dans mes
pensées. Comment savez-vous que j’ai eu un accident il y a deux
ans ? » Je n’avais pas lu dans ses pensées, elle venait de me
le dire ! Voilà ce qui arrive. Vous avez eu un accident du dos
mais vous ne vous relaxez pas ; vous ne vous relaxez pas
suffisamment pour donner une chance à votre corps de se guérir
lui-même. Pendant la retraite, elle était très détendue et
l’énergie de son corps s’est dirigée vers cette zone ; elle en a
senti la chaleur. Après coup, on se dit que c’était très
agréable ; c’est un processus de guérison. Quand vous lâchez
vraiment prise, la douleur et les difficultés ont tendance à
s’alléger et à s’évaporer.
Il y a
aussi l’histoire de cet homme qui participait à l’une de mes
retraites. Les gens venaient se plaindre de lui car, pendant la
méditation, il avait une respiration vraiment très forte tout le
temps et c’était très gênant pour tout le groupe. Après ces
plaintes j’ai dû faire une annonce : cet homme avait un cancer
du nez en phase terminale. Il n’y avait plus aucun traitement
possible, plus aucun espoir du côté de la médecine, c’était sa
dernière chance. Bien sûr, dès que j’ai annoncé cela, plus
personne n’est venu se plaindre. Et puis, tout à la fin de cette
retraite, l’homme est venu me voir et il m’a dit : « Il m’est
arrivé quelque chose d’incroyable : pendant la méditation
j’étais vraiment très détendu et j’ai senti quelque chose se
décoincer dans mon nez ». C’était la première fois, depuis des
semaines, qu’il pouvait respirer par le nez mais, après quelques
minutes, cela s’est refermé. Je pensais qu’il était mort ensuite
mais je l’ai revu quelques années plus tard à Sydney. Il est
venu vers moi : « Vous vous souvenez de moi ? J’ai eu une
rémission complète de mon cancer. » Maintenant il enseigne la
méditation ! C’est incroyable ce qui peut arriver et comment
cela arrive. Quand vous êtes vraiment, vraiment détendu,
l’énergie du corps peut opérer une auto-guérison et aussi nous
libérer de la douleur. Je ne vous raconte pas d’histoires :
quand j’ai commencé à vous parler, ce soir, j’avais une énorme
boule de douleur dans l’estomac et maintenant je la sens à
peine, elle est en train de partir. C’est incroyable comme il
est possible de gérer sa douleur si on a cette belle attitude
qui consiste à ne pas s’inquiéter du passé, à être simplement
ici, dans l’instant présent. Ne pas se battre, arrêter la
résistance mentale et quatre vingt dix neuf pour cent de la
douleur disparaît — parfois même cent pour cent.
Et ceci
est tout aussi valable pour les difficultés de la vie : un
licenciement, une séparation, une disparition, un suicide …
Faites attention à la part que joue le mental dans ces
occasions. Si vous arrivez à gérer cela, le reste ira bien.
Le Vénérable Ajahn
Brahmavamso est né à Londres, sous le nom de Peter Betts, en
1951. Issu des classes laborieuses, il a étudié la physique à
l’université de Cambridge. Après avoir obtenu ses diplômes et
enseigné pendant un an, il est partit en Thaïlande où il a
prononcé ses vœux monastiques. Il est resté pendant 9 ans moine
auprès du célèbre Ajahn Chah dans un monastère retiré de la
jungle. En 1983, il a créé, avec d’autres moines, le Bodhinyana
Monastery sur un petit terrain dans la banlieue de Perth en
Australie. Il en est devenu l’abbé depuis 1994. Il consacre
beaucoup de temps aux malades et aux personnes en fin de vie
mais aussi en tant que visiteur spirituel aux prisonniers et,
tout simplement, aux moines et aux laïques du monastère
Bodhinyana.
http://bswa.org